2014/03/23

Heidegger : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?


« Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » Telle est la question... Au cours de leur développement historique à travers le temps les individus, aussi bien que les peuples, posent beaucoup de questions. Ils recherchent, ils remuent, ils examinent quantité de choses, avant de se heurter à la question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » Il arrive à beaucoup de ne jamais se heurter à cette question, s’il est vrai qu’il s’agit, non pas seulement d’entendre et de lire cette phrase interrogative comme simplement énoncée, mais de demander la question, c’est-à-dire de faire surgir son horizon, de la poser, de se forcer à pénétrer dans l’horizon de se questionner.

Et pourtant ! Chacun de nous se trouve quelque jour, peut-être même plusieurs fois, de loin en loin, effleuré par la puissance de cette question, sans d’ailleurs bien concevoir ce qu’il lui arrive. A certains moments de grand désespoir par exemple, lorsque les choses perdent leur consistance et que toute signification s’obscurcit, la question surgit. Peut-être ne nous a-t-elle touché qu’une fois, comme le son amorti d’une cloche, qui pénètre en notre être, et se perd de nouveau peu à peu. La question est là, dans une explosion de joie, parce qu’alors toutes choses sont métamorphosées et comme pour la première fois autour de nous, au point qu’il nous serait plus facile, semble-t-il, de concevoir qu’elles ne sont pas que de concevoir qu’elles sont, et sont dans l’état où elles sont. 

La question est là, dans un moment d’ennui, lorsque nous sommes également éloignés du désespoir et de l’allégresse, mais que le caractère obstinément ordinaire de l’étant fait régner une désolation dans laquelle il nous paraît indifférent que l’étant soit ou ne soit pas, ce qui fait de nouveau retentir sous une forme bien particulière la question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? »

Seulement, que cette question soit posée en propres termes ou que, sans être reconnue comme question, elle vienne traverser notre être comme une rafale passagère, qu’elle nous harcèle ou au contraire se laisse écarter et étouffer par nous sous un prétexte quelconque, il est certain que, parmi les questions, ce n’est jamais chronologiquement la première de toutes les questions que nous demandions.

Mais c’est la première question en un autre sens, à savoir quant à son rang. Ce qu’on peut rendre manifeste à un triple point de vue. La question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » s’impose à nous comme occupant le premier rang, d’abord parce qu’elle est la plus vaste, ensuite parce qu’elle est la plus profonde, enfin parce qu’elle est la plus originaire.

C’est la question qui s’étend le plus loin. Elle ne s’arrête à aucun étant quel qu’il soit. C’est une question qui embrasse tout l’étant, c’est-à-dire, non seulement le donné actuel au sens le plus large, mais aussi ce qui fut auparavant et ce qui est à venir. Le domaine auquel s’applique cette question ne trouve sa limite que dans ce qui n’est jamais ni d’aucune façon, dans le néant. Tout ce qui n’est pas néant tombe sous le coup de cette question, et finalement le néant lui-même ; non qu’il soit quelque chose, un étant, du fait que nous en parlons tout de même, mais bien parce qu’il « est » le néant. 

L’étendue de notre question est si vaste que nous ne pouvons jamais aller au-delà. Nous n’interrogeons pas ceci ou cela, ni non plus tous les étants en les parcourant successivement, mais bien d’emblée l’étant tout entier, ou, pour employer des termes qui seront expliqués plus tard, l’étant en totalité comme tel.

Par cela même qu’elle est de cette façon-ci la plus vaste, cette question est aussi la plus profonde. Pourquoi donc y a-t-il l’étant? … Pourquoi, c’est-à-dire quel est le fondement ? De quel fondement l’étant est-il issu ? Sur quel fondement se tient l’étant ? Vers quel fondement l’étant se dirige-t-il ? La question n’interroge pas tel ou tel ceci ou cela dans l’étant, sur ce qu’il est ici ou là, sur la façon dont il est fait, sur ce qui peut le modifier, sur ses usages possibles, et ainsi de suite. Le questionner cherche le fondement de l’étant, en tant qu’il est étant. Chercher le fondement, chercher le fond, cela signifie : approfondir. Ce qui est mis en question vient se rapporter à son fondement, à son fond. Seulement, du fait du questionner lui-même, ceci reste ouvert, à savoir si ce fondement fonde véritablement, réalise la fondation, si c’est un fondement originaire (Ur-grund), ou bien si ce fondement refuse toute fondation, si c’est un abîme, un fond abyssal (Ab-grund), ou encore si ce fondement n’est ni l’un ni l’autre, mais donne seulement l’illusion, peut-être nécessaire, de fondation, si c’est un fond qui n’est pas un, un pseudo-fondement (Un-grund). 

Quoi qu’il en soit, la question cherche réponse dans un fondement qui fonde que l’étant est étant, en tant qu’il est étant (als ein solches das es ist). Cette question sur le pourquoi ne cherche pas pour l’étant des causes qui soient de même nature et sur le même plan que lui-même. Cette question sur le pourquoi ne se meut pas sur une quelconque surface ou superficie, elle pénètre dans le domaine situé « au fond », et cela jusqu’au point ultime, jusqu’à la limite ; elle se détourne de toute superficie ou platitude, elle s’efforce vers le profond ; en tant qu’elle est la plus vaste, elle est en même temps, parmi les questions profondes, la plus profonde.

En tant qu’elle est la plus vaste et la plus profonde, cette question est finalement la plus originaire. Qu’entendons-nous par là ? Si nous considérons notre question dans toute l’ampleur de ce qu’elle met en question, à savoir l’étant comme tel en totalité, nous nous trouvons sans doute facilement en présence de ce qui suit : dans la question, nous tenons tout à fait éloigné de nous tout étant particulier et singulier en tant qu’il est précisément ceci ou cela. Nous considérons l’étant dans sa totalité, sans privilégier aucun étant en particulier. 

Seulement, chose curieuse, un étant ne cesse de se présenter avec insistance dans ce questionner : les hommes qui posent cette question. Mais il ne doit pas s’agir d’un quelconque étant particulier dans cette question. En raison de sa portée illimitée, tous les étants sont équivalents. Un quelconque éléphant, dans une quelconque forêt vierge aux Indes, est aussi bien étant qu’un quelconque processus chimique de combustion sur la planète Mars, ou tout ce qu’on voudra.

Si donc nous voulons poursuivre la question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » jusqu’au bout et comme il faut suivant sa signification questionnante, nous devons nous abstenir de mettre en évidence tel étant particulier déterminé, et aussi de nous référer à l’homme. Car qu’est-ce que cet étant ? Représentons-nous la terre dans l’univers à l’intérieur de l’immensité obscure de l’espace. En comparaison, elle est un minuscule grain de sable, et jusqu’au plus proche grain de sable de même grandeur s’étend un kilomètre, et plus, de vide ; à la surface de ce minuscule grain de sable vit dans l’abrutissement un amas confus et rampant d’animaux supposés raisonnables, qui ont inventé pour un instant la connaissance (cf. Nietzsche, Sur la vérité et le mensonge en un sens extramoral, 1873). 

Et qu’est-ce que l’extension temporelle d’une vie d’homme dans la voie du temps avec ses millions d’années ? A peine une saccade de l’aiguille des secondes, un bref mouvement respiratoire. A l’intérieur de l’étant dans son ensemble, on ne peut trouver aucune raison de mettre en évidence précisément cette région de l’étant qu’on appelle l’homme, et à laquelle nous appartenons nous-mêmes par hasard.

Mais du fait que l’étant dans son ensemble se trouve à un moment quelconque introduit dans la susdite question, le « questionner » va à lui, et lui à ce questionner, et tous deux participent ainsi à une relation remarquable parce que unique en son genre. Car c’est par ce questionner que l’étant dans son ensemble est pour la première fois ex-posé comme tel et en direction de son fondement possible, et maintenu ouvert dans le questionner. Le questionner de cette question n’est pas, relativement à l’étant comme tel dans son ensemble, une quelconque occurrence (Vorkommnis) arbitraire à l’intérieur de l’étant, comme par exemple la chute des gouttes de pluie. 

La question sur le pourquoi se place pour ainsi dire en face de l’étant dans son ensemble, et par là s’en dégage, quoique jamais complètement. Mais c’est précisément à cela que ce questionner doit sa situation privilégiée. Du fait qu’il se situe en face de l’étant dans son ensemble, mais cependant sans échapper à son étreinte, ce qui est demandé dans cette question rejaillit sur le questionner lui-même. 

Pourquoi le pourquoi ? Sur quoi se fonde elle-même la question sur le pourquoi, qui prétend placer l’étant en totalité dans son fondement ? Est-ce que ce pourquoi est encore lui aussi un questionner sur le fondement provisoire (Vordergrund), de sorte qu’on chercherait toujours un nouvel étant devant le fonder ? Est-ce à dire que cette « première » question, si on la compare à la question de l’être avec ses diverses transformations, n’est tout de même pas la première selon le rang ?

Certes, la question : « Pourquoi donc y a-t-il l’étant et non pas plutôt rien ? » soit posée ou non, cela n’affecte en rien l’étant lui-même. Les planètes n’en suivent pas moins leurs cours. L’élan vital ne s’en épanouit pas moins à travers le monde végétal et animal.

Mais, si cette question vient à être posée, alors, dans ce questionner, s’il est réellement accompli, a lieu nécessairement un rejaillissement, à partir de ce qui est demandé et de ce qui est interrogé (gefragt und befragt), sur le questionner lui-même. Il en résulte que ce questionner n’est pas une quelconque démarche arbitraire, mais une occurrence remarquable, que nous appelons un événement (Geschehnis). »

Référence : Heidegger, Introduction à la métaphysique

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